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Les vieux corsets recyclés au bagne de St Martin de Ré
Le bagne de l’île de Ré était une forteresse installée dans la citadelle de Saint-Martin-de-Ré. Il fut, pendant 65 ans, de 1873 à 1938, le point de regroupement des 100 000 condamnés aux travaux forcés avant leur départ par bateau vers la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie. Le plus célèbre d’entre eux fut le capitaine Dreyfus, incarcéré trente-trois jours en 1895, avant d’être déporté sur l’île du diable. Guillaume Seznec, Henri Charrière plus connu sous le surnom de « Papillon », et Maxime Lisbonne, héros de la commune et inventeur oublié du Striptease, passeront aussi par ce sinistre endroit.
Voici ce que nous apprend Lucien Victor meunier sur le recyclage des vieux corsets, dans un article de « La France du Sud Ouest » de 1904.
« Dans la citadelle du bagne de Saint-Martin-de-Ré, nous avons franchi la porte de fer qui sépare la caserne, du dépôt des condamnés aux travaux forcés. Nous nous sommes trouvés dans la grande cour toute baignée de soleil, plantée d’arbres maigres, entre lesquels les forçats, sous le regard des gardiens, accomplissent la promenade traditionnelle, marchant au pas rythmé, en file indienne, tous uniformément vêtus de brun, pantalon blouse et béret, trainant leur sabot, chacun portant dans une musette de toile, tout ce qu’il possède.
Et puis, comme nous nous trouvions dans un recoin écarté, nous avons vu, sous un hangar, une masse énorme de corsets; des corsets hors d’usage, déchirés, sales, empilés. La rencontre était au moins singulière, nous avons questionné le Directeur.Il nous a confié qu’il devenait de plus en plus difficile de faire travailler les forçats. Les justes réclamations ouvrières comme le machinisme avaient réduit la main d’œuvre pénale à peu près à l’impuissance, nous avons donc cherché pour ne pas laisser les condamnés inactifs, et le décorticage des vieux corsets nous a semblé répondre au but poursuivi.
Mais d’où viennent ces vieux corsets ? Renseignements pris, il semble que dans de nombreux points charitables de la capitale, on collecte ainsi ces sous-vêtements usagés. D’ailleurs, nous nous rappelons avoir vu à Paris près de l’église Notre-Dame-des-Victoires, à la porte d’un établissement intitulé « Assistance par le Travail », des sortes de troncs, où les femmes étaient priées de jeter en passant, leurs corsets usés.
Patiemment, lentement, les forçats déchirent ces vieux corsets, en séparent les divers éléments, car tout peut et doit resservir, les baleines, le cuivre des œillères, l’étoffe, la toile, qui mise à la cuve, deviendra papier.
Longtemps nous sommes restés rêveurs, le regard attaché sur cet entassement. Ces monceaux de corsets dans ce bagne, cela produisait un effet étrange et poignant. Sous la crasse, malgré les déchirures, beaucoup conservaient l’air joli. Quelque chose de leur fraîcheur, de leur élégance d’autrefois, semblait être demeuré dans leurs plis fatigués, dans leurs cassures. De ces loques lamentables, on eut dit que s’exhalait un reste de parfum. Ils avaient jadis, ces corsets, serrés des tailles souples, emprisonnés de larges hanches, des gorges souriantes s’en étaient échappées; que d’histoires tendres ou gaies ils racontaient ces corsets décolorés, flétris, souillés, devenus chose inerte, eux qui ont tant vécu.
Et c’est aux mains des forçats qu’ils échouent. Ce sont des mains de voleurs et d’assassins, d’hommes que la société a rejeté, et qui doivent vivre désormais dans l’isolement et dans l’opprobre, ce sont ces mains là qui vont manier ces corsets encore imprégnés de tant de souvenirs.
A Saint-Martin-de-Ré, la consigne est inflexible, nulle femme ne peut franchir les portes du bagne. Les condamnés vivent sans que rien ne vienne leur rappeler qu’il existe ces êtres de charme, de consolation et de bonheur. Et voici qu’on leur remet ces corsets qui ont gardé la forme de la femme, presque son odeur. Vous les voyez ces hommes aux visages terreux, dont le cœur est devenu noir parce que l’espérance n’y habite plus, triturant ces chiffons qui, si puissamment, évoquent tous leurs souvenirs des femmes…. Dante a oublié cela dans son enfer. »
Old recycled corsets at the St Martin de Ré penal colony
The penal colony in Ile de Ré was a fortress located inside the citadel of Saint-Martin-de-Ré. It was for more than 65 years, from 1873 and 1938, the gathering point for 100 000 convicts. There, they were sentenced to hard labor until they were taken to Guyana or New-Caledonia. The most famous prisoner was Captain Dreyfus, who was incarcerated for thirty-three days in 1895 before being deporting to the Devil’s Island. Guillaume Seznec, Henri Charrière (known as the ‘Btterfly’) and Maxime Lisbonne (who invented Striptease) were all sent to that dreadful place too.
This is what Lucien Victor, who was in charge of recycling old corsets, said about the place (1904):
‘When we entered the penal colony, we were in a large courtyard bathed in sunlight, surrounded by narrow trees. The convicts were doing their regular stroll under the guards’ watch, walking in single file, all identically dressed in brown and carrying in canvas bags all of their belongings.
Then we saw in a warehouse a gigantic stack of corsets –old, worn out, dirty corsets. This was an unexpected sight and we questioned the Director.
He confessed it was becoming more and more difficult to find work to do for the convicts. In order for them not to be idle, he came up with the idea of giving them old corsets to dismantle.
But where did those old corsets come from? As it appeared, there were some charitable spots in the capital that collected worn underwear. This reminded us that we saw in Paris an establishment called ‘Assistance through Work’that asked women to throw in their battered corsets.
Slowly and patiently, the convicts would tear off the old corsets, separating the different elements as everything could be used again –the whalebones, the eyelets’ copper, the fabric, even the canvas that would be recycled into paper.
Seeing these corsets piling up in the penal colony left us somehow dreamy and moved. Despite the dirt and the rips, many corsets still looked pretty. They seemed to have kept some of their freshness and their former elegance. Theses corsets had once secured delicate waists, confined large hips, enhanced ample bosoms. These faded, withered, dirty corsets could tell many stories.
And they ended up in the hands of convicts. Those were hands of thieves, assassins, cast offs, who were now sentenced to live isolated and in disgrace. Those were the hands that would handle corsets that still held a lot of memories.
In Saint-Martin-de-Ré, the instructions were inflexible: no women could enter the penal colony’s gates. And suddenly, the convicts were given those corsets, which had kept the women’s figure and sometimes their perfume. Can you picture them? These men with their muddy face and their heart turned black because there is no hope left there, who were now handling rags that reminded them so strongly of women … Dante could have added this to his inferno.’
Text ©Patrice Gaulupeau/Nuits de Satin